Cocktail d'Halloween

Killian se faufilait à travers la foule, usant parfois de son épaule droite sur les brutes qui lui barraient le passage, et grognant un «pardon» pour demander aux jeunes et frêles filles de se déplacer. La majorité de la foule était déguisée, maquillée, et parfois même les deux. Certaines personnes de sa classe de l’année passée étaient également présentes, et avaient tenté de le convaincre de se laisser dessiner sur la joue une toile d’araignée, ou un autre symbole stupide. Il avait poliment décliné l’offre. Après tout, il n’était pas là pour la fête en elle-même, et encore moins pour souhaiter bienvenue aux élèves ; son seul but était le buffet. Non, il n’était pas du genre à s’empiffrer durant les réceptions... Mais sa journée, qui était loin d’être l’une des plus agréables, cachait la raison de sa fringale.

Le jeune magicien avait profité des vacances pour retrouver sa famille. Les retrouvailles se firent dans la bonne humeur, et il lui sembla même que sa mère s’était adoucie ; peut-être que le temps changeait vraiment les gens... Ou qu’elle était plus heureuse avec un seul enfant. Mais Killian n’en avait cure. Il ne revenait que pour revoir sa ville natale, sa maison, et bien sûr son père et ses quelques rares amis avec qui il avait gardé contact. A chaque fois qu’ils se retrouvaient, son père et lui n’en étaient que plus proches ; depuis ses quinze ans, il apprenait le piano avec lui. Bien évidemment, ils ne se privaient pas d’employer la magie, dans un bois, à quelques minutes de leur habitation. Si, normalement, ces «entraînements» magiques n’avaient que pour but de les soulager, ils étaient rapidement devenus un véritable jeu, un moment privilégié entre le père et son enfant.

Cependant, le retour du jeune homme à l’établissement avait été bien moins plaisante. Son avion avait rencontré quelques problèmes techniques, et était cloué à terre pour des heures. Lorsque Killian avait enfin réussi à partir pour la France, et à retrouver son internat, une mauvaise surprise l’attendait ; à peine avait-il eu le temps de déposer ses bagages –il remarqua, au passage, ceux de son colocataire- qu’il s’était précipité à la salle à manger. Et celle-ci était vide, comme son estomac qui criait famine. On lui avait alors conseillé d’aller manger un bout au cocktail d’Halloween, et c’est ainsi qu’il s’y était retrouvé, bien malgré lui.

Il détestait l’agitation qui y régnait. Pourtant, le magicien se demandait pourquoi la foule d’élèves, les nouveaux comme les anciens, était aussi bruyante. Tendant l’oreille, il n’entendit clairement qu’une conversation, où une jeune fille brune s’adressait à une autre demoiselle, blonde cette fois, en esquissant de grands gestes, ses joues légèrement colorées. De sa voix aiguë, elle racontait la scène qui s’était déroulée quelques instants plus tôt ; le président du Conseil des Élèves avait porté sa soeur jumelle, la vice-présidente, telle une princesse, s’enfuyant en direction des étages supérieurs. Vinrent alors les théories assez déroutantes que les adolescentes s’échangeaient, mais auxquelles Killian ne prêta plus attention.

Acoudé au buffet, une coupelle de salade romaine en main, le blondinet observait les élèves avec un regard blasé. Il se serait volontiers dépêché de terminer son plat, mais la fatigue de sa journée quelque peu stressante venait de retomber sur ses épaules. Maintenant, il n’avait plus qu’une envie ; prendre son temps, puis se reposer. Mais dès qu’il venait à reposer sa fourchette, ne serait-ce qu’une seconde, une adolescente –une nouvelle, apparemment- venait à sa rencontre. Malgré sa fatigue et sa mauvaise humeur, il tenait la conversation avec la demoiselle, jusqu’à ce qu’elle rejoigne ses amies, qui le fixaient avec des yeux de prédateur.

*Les femmes sont effrayantes...* pensait-il alors, en reprenant sa fourchette en plastique.

Grand malheur, Natsu avait l’impression que ses chaussures en toiles faisaient plus de bruit que les bottines. Le temps n’était pas extensible, mais sa curiosité d’autant plus vive. Arrivant aux côtés de la porte du « Salon Étoilé », elle regarda d’un œil distrait le contenu de la salle. Démasquée par un couple de démon et citrouille verte peinturlurée, Natsu décida de rentrer dans la salle pour faire plus « naturelle ». Beaucoup de personne lui rappelait quelqu’un ; pas étonnant ils avaient tous été plus ou moins dans la même classe que la jeune magicienne. Mais elle ne s’en souvenait plus, et c’était mieux ainsi. Elle décela parmi les invités une personne « comme elle » ; non maquillé, non déguisé, mais qui s’empiffrait, du moins, c’est le message passé. Observant la scène, le jeune homme n’était pas ravi de voir son repas interrompu par quelqu’un. Discrètement, Natsu s’approcha, prit un verre d’eau et se mit à deux chaises de lui. Le voyage lui avait donné soif, autant en profiter.

La musique venait de changer. Jusqu’à présent, aucun morceau n’avait attiré l’attention de Killian, sauf celui-ci. C’était un rythme agréable, celui-là même où vous ne pouvez pas vous empêcher de taper du pied la pulsation, ou de balancer la tête sur la cadence. Dans le cas de notre jeune homme, il préférait taper du pied plutôt que de balancer la tête, au risque de se planter son couvert dans la joue. Oui, il n’avait toujours pas fini de dîner. Dans sa main gauche, il tenait une petite coupelle de fruits ; des oranges, de l’ananas, des rondelles de banane et quelque chose qui ressemblait à de la pêche, même si ça n’en avait absolument pas le goût.

Le magicien soupira. Au milieu de la salle, les élèves dansaient, souvent par deux. L’un des couples avait une difficulté toute particulière ; leurs costumes les gênaient à tel point qu’ils ne cessaient de se marcher mutuellement sur les pieds. Cette situation arracha un rictus à Killian. Mais ses lèvres effacèrent bien vite cette expression. Actuellement, ce qu’il redoutait le plus n’était pas le fond sonore qui ne cessait d’augmenter, ni le nombre d’élèves, mais plutôt les nouvelles étudiantes qui ne le lâchaient pas des yeux depuis dix bonnes minutes. Et il se doutait qu’au prochain slow –mais il espérait qu’il n’y en aurait pas... après tout, dans une fête d’Halloween, pourquoi un slow ?- les demoiselles s’empresseraient de lui demander de danser. Et il ne se sentait pas la force de refuser.

Mais la jeune fille qui était déjà venue le voir quelques instants plus tôt ne semblait pas prête à attendre une occasion en or. Avec un regard de félin, une démarche légère et pleine d’assurance, elle s’approchait de Killian qui se faisait aussi petit que possible sur sa chaise, cherchant une issue, un endroit où se cacher. Autour de lui, personne n’était seul, et surtout sans déguisement ; sauf une jeune fille aux cheveux roux, qui buvait dans un grand gobelet en plastique blanc, à environ deux mètres de lui. Ni une ni deux, il s’empressa de s’asseoir sur la chaise à sa droite qui venait de se libérer, en prenant le soin d'emporter sa coupelle de fruits. N’ayant visiblement aucun scrupule, il repoussa une mèche de cheveux de l’inconnue, et approcha ses lèvres de son oreille.

«Excusez-moi de vous déranger mais... Si vous pouviez, ne serait-ce que pour quelques minutes, prétendre me connaître et de discuter avec moi... Je vous en serais très reconnaissant.» souffla-t-il dans le cou de la demoiselle.

Killian se redressa, sans oublier de remettre en place la mèche de cheveux qu’il avait déplacée. Cette fille portait un étrange parfum sur elle... Bien qu’il lui semblait familier. Mais sans se questionner sur ce sujet plutôt puéril, il lança un regard sur le côté, pour observer l’adolescente qui s’était figée sur place, au beau milieu des danseurs. Fronçant les sourcils, elle tourna les talons avec une vitesse incroyable, pour rejoindre ses amies, qui l’observaient avec une certaine pitié. Une pitié dont elles se débarrassaient lorsqu’elles regardaient le jeune magicien ; elles le fusillaient du regard. Plutôt satisfait de sa réussite, il reposa ses yeux bleus sur l’inconnue qu’il venait d’aborder, avec un sourire étrangement amical.

Posant sa joue dans le creux de sa main droite, Killian observait la jeune magicienne. Elle avait l’air assez agacée ; sans doute avait-elle compris les raisons de ses actions. Il n’aurait pas à s’expliquer, même si le fait qu’une fille comprenne ce genre de choses n’était pas tellement à son avantage. Il était habitué à cette complicité féminine, qui poussent les jeunes filles à s’entraider, capables des plus pires actions quand l’une d’entre elles étaient trahies par un homme. Néanmoins, il savait aussi que cette solidarité avait ses limites... Elle ne lui en tiendrait sûrement pas rigueur pour si peu. Enfin, il l'espérait ; il n'aimait pas vraiment le genre de fille qui s'indignait de ce que les hommes faisaient, alors que les femmes en faisaient autant. Oui, il l'espérait plus intelligente que la majorité des demoiselles de son âge.

Le ton de sa réponse se voulait moqueur. Elle se plaignait de son étrange façon d’aborder, mais elle semblait oublier une chose essentielle ; le magicien voulait faire fuir sa prédatrice. Il n’allait pas courir le risque que celle-ci, qui semblait avoir une volonté inébranlable, s’approche d’eux et découvre le pot aux roses. Mieux valait la laisser imaginer qu’il était proche d’une autre fille, et cette stratégie avait porté ses fruits... D’ailleurs, il lâcha des yeux son interlocutrice, sans lui donner une réponse immédiate, pour planter sa fourchette en plastique dans un morceau d’ananas.

C’est alors que le jeune homme entendit ce qui devait être l’estomac de la belle inconnue, ce qui, cette fois-ci, ne lui arracha pas un rictus mais un rire discret et sincère. En effet, ce n’était pas son pauvre verre d’eau chaude qui allait lui couper l’appétit... Leurs regards se croisèrent pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’elle détourne les yeux. Il l’observa chercher avec gêne et panique quelque chose à manger. Mais il ne restait plus grand-chose sur la table, à part quelques olives et autres apéritifs. D’un geste naturel, désinvolte, Killian tendit sa fourchette au bout de laquelle la tranche d’ananas était suspendue.

«Moins dure que la faim, il me semble. Vous en voulez ?» répondit-il finalement, sur le même ton narquois.

Son regard toujours accroché à l’inconnue, l’étudiant en profita pour l’observer de plus près. Elle avait un profil assez fin, et surtout d’immenses yeux, d’une teinte légèrement orangée. D’ici, il pouvait remarquer qu’elle n’était pas maquillée, et que son apparence en elle-même tenait plus du naturel qu’autre chose. Ses longs cheveux pendaient jusqu’au creux de ses reins, et des mèches folles lui tombaient dans les yeux. Mais ce qui le surprit le plus fut sa taille ; bien qu’assise, elle semblait plus grande que la plupart des demoiselles présentes.

Tenant toujours sa fourchette en plastique –et il avait l’air plutôt ridicule à attendre ainsi-, Killian restait pensif devant l’inconnue. Elle semblait plutôt âgée, elle ne pouvait donc pas être nouvelle... Pourtant, il ne l’avait jamais vue ; sa mémoire lui ferait-elle défaut ? Néanmoins, l’inconnue ne semblait pas le connaître plus qu’il ne la connaissait. Peut-être ne s’étaient-ils tout simplement jamais croisés... Lassé d’attendre, il en profita pour essayer d’en savoir plus sur cette fille. Il ne pouvait pas s’empêcher d’être curieux envers les «choses» dont il ne savait rien.

«Alors, mademoiselle... ?» s’enquit-il, cherchant à obtenir deux réponses.

Le jeune magicien observait toujours son interlocutrice avec insistance. Son attitude était assez étrange ; elle lui avait parue assez hargneuse, et la voilà qui semblait réellement gênée, les mains sur ses genoux, comme une adolescente. Sa grande taille lui donnait quelques années supplémentaires, mais cette expression lui en retirait, si bien qu’il ne savait même plus à quoi s’en tenir. Elle se demandait s’il fallait chercher une nouvelle fourchette, et la surprise put se lire sur le visage de Killian. Il avait dans l’intention de lui offrir sa coupelle entière, et donc la fourchette avec. Néanmoins, son expression surprise se transforma en une expression un peu plus inquiétante ; notamment son sourire malicieux.

Mais ce fut la suite qui l’enchanta le plus ; surtout la réponse de la demoiselle qui répondait au nom de Natsu Yami. Natsu... Un nom japonais ? Pourtant, elle n’avait absolument pas l’air d’être japonaise. Ni son visage, ni son accent ne correspondait à l’image typique d’une japonaise. Ses yeux étaient plutôt grands, presque ronds, et son français était parfait. Certes, elle possédait un petit accent, mais il ne parvenait pas à savoir s’il s’agissait d’un accent japonais... Après tout, lui-même, s’il parlait le français, gardait un accent anglais. Peut-être était-ce la même chose pour cette demoiselle ?

Pour en revenir à ce qui lui avait de nouveau arraché un sourire, qui cette fois-ci n’avait rien de malsain, il s’agissait tout simplement de l’explication de Natsu. Certes, elle avait deviné juste, mais sa manière de le démasquer avait quelque chose de comique. Pour quelqu’un d’étranger à la situation, sa phrase ne semblait n’être qu’un pur emmêlage de pinceaux, doublé d’une théorie de paranoïaque. Et à nouveau, elle semblait attendre, pensive. Killian se contenta de pousser sa petite coupe de fruits en direction de la magicienne, avant de se lever, et de remettre le col de sa veste.

«Killian Blake. Et tu peux me tutoyer, j’ai l’impression d’être un vieux croulant... Enfin, je vais aller faire un tour dehors, vers le moulin. Tu peux venir, ou bien rester là à finir ta coupelle... Comme tu veux.» déclara-t-il, en penchant légèrement sa tête au-dessus d’elle.

Se préparant de nouveau à affronter la foule à coup d’épaule, de grognement et à esquiver un rassemblement de furies prêtes à le tuer sur place, le jeune homme s’enfonça dans la foule. Il ne lança aucun regard en direction de Natsu. Pourquoi ? Tout simplement car il était persuadé qu’elle le suivrait... D’ailleurs, c’est ce qu’il espérait. Il y avait quelque chose chez elle qui l’intriguait, le dérangeant presque. Il ne regretta pas de s’être enfui de la réception car, au loin, il crut entendre une de ses prédatrices s’exclamer qu’il s’enfuyait. Ne lui restait plus qu’à sauver sa peau...

[=> Moulin à vent]